A Neuilly, chez Théophile Gautier

Un après-midi d’avril 1857, un fiacre à deux chevaux, lourdement chargé, s’arrêta devant le n°32 d’une voie très provinciale de Neuilly, la rue de Longchamp. Théophile Gautier déménageait. Il avait beaucoup hésité à quitter son domicile de la rue de la Grange-Batelière, à proximité des journaux et théâtres qui étaient sa raison matérielle de vivre. Mais il s’y trouvait assailli d’amis, de collaborateurs, de créanciers aussi, même de curieux, et son logement était étroit. S’expatrier loin du centre de Paris ? Il ne possédait ni voiture de remise, ni tilbury, et il lui faudrait alors attendre l’omnibus au bord du trottoir, les pieds dans la boue. Cependant, les deux directeurs du Moniteur, journal pour lequel Gautier travaillait, favorisèrent le projet, et l’un d’eux dénicha à Neuilly, derrière la folie Saint- James, cette petite maison suivie d’un joli jardin, offerte pour un bail avec promesse de vente : le poète signa, sans penser qu’il n’aurait jamais les moyens d’acheter. Le propriétaire garda la maison voisine, n’y venant que du samedi au lundi car, pour un bourgeois du Second Empire, Neuilly c’était la campagne.
Par Georges Poisson, Conservateur général du Patrimoine

Et t il fallut déménager, avec l’écrivain, toute la smalah : ses deux filles et leur mère Ernesta Grisi, les deux soeurs du poète, ses chats et toute sa « ménagerie intime », les livres d’une bibliothèque qui aurait été plus fournie si tant de camarades n’y avaient puisé, un décor de meubles dédorés, de fauteuils Régence, de bahuts néo-gothiques, d’étoffes orientales, russes, algériennes, d’armes soi-disant tartares, de paravents chinois. Le tout accompagné de tableaux, estampes, sculptures des artistes amis, Ingres, Delacroix, Chassériau, Decamps…

Gautier installa donc rue de Longchamp sa famille, irrégulière aux yeux de l’époque. Par ses premiers contacts avec l’Italie et dans les milieux théâtraux et musicaux de l’époque, il avait fait connaissance de la tribu des Grisi, riche en talents, et en particulier de deux soeurs, Carlotta la danseuse créatrice du corps de ballet Giselle dont Gautier avait écrit le scénario, et Ernesta, la cantatrice. Toutes deux avaient été ses maîtresses, la première épisodiquement, la seconde plus longuement au point de lui donner deux filles, Judith, née en 1850, qui deviendra beauté sculpturale, et Estelle, de traits moins réguliers, mais non moins dénuée de charme.
Théophile et Ernesta avaient négligé de s’épouser, lui peut-être par fidélité à un idéal pseudo-révolutionnaire, elle pour ne pas entraver davantage sa carrière. Union de destins qui sera aussi malheureusement union d’incapacité, l’un et l’autre étant étrangers à l’économie domestique : la maison de Neuilly sera pendant dix ans vouée aux emprunts, aux avances, aux billets signés et souvent renouvelés à échéance.

La rue de Longchamp présentait un aspect provincial et presque paysan. « Rue, écrivent les Goncourt, pleine de bâtisses misérables et rustiques, de cours emplies de poules, de fruiteries qui ont à leur pied de petits ballets de plumes de poules noires ». S’installèrent dans la maison le poète, sa famille et les animaux dont il s’entourait : chien, chats, rats blancs dans une cage à perroquets.
Au rez-de-chaussée, un vestibule décoré d’eaux fortes de Chassériaux desservait le salon, garni d’un mobilier passablement dédoré avec sur les murs Les trois Tragiques d’Ingres, le Combat du Giaour de Delacroix, une Diane de Baudry, d’autres toiles de Rousseau, Gérôme, Bonnat, alternant avec des bronzes de Barye, Clésinger ou Frémiet : « une somptuosité pauvre et de raccroc – disent encore les Goncourt, toujours portés à mépriser –, comme un intérieur de vieille actrice retirée, qui n’aurait touché que des tableaux à la faillite d’un directeur en Italie, ou d’un patriote de Venise dans la débine ».

Au premier étage, Théophile, Ernesta et leurs filles s’étaient répartis des chambres, une autre étant réservée aux deux soeurs du poète, qui venaient chaque semaine toucher la pension que, parfois avec difficulté, leur servait Théophile. L’aînée, Lili, jadis ravissante, ne s’était jamais consolée de la mort de Gérard de Nerval, et toutes deux devenaient de vieilles filles acariâtres. […]

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