Rachel, la grande tragédienne

« Si c’est pas malheureux de voir ça ! » Aux terrasses des cafés, les consommateurs s’indignaient devant ces deux petites mendiantes, romanichelles, pieds nus et en haillons qui leur tendaient les mains et les interpellaient. Excédés par ce spectacle quotidien, ils tentaient de les repousser. Les deux fillettes, sales et maigrichonnes, tiraient leurs manches et insistaient dans un sabir bessarabien pour obtenir une aumône, sous prétexte de leur vendre de petites oranges. Tenaces, chassées comme des mouches importunes, elles ne partaient qu’après avoir obtenu quelques piécettes, leur rançon pour pouvoir manger le soir à la table familiale et ne pas être battues. Les enfants qui ne rapportaient pas la somme convenue devaient regarder manger les autres. Qui aurait pu se douter que l’une d’entre elles aurait un destin exceptionnel ?
Par Marie-Hélène Parinaud, Docteur en histoire

Le chef de tribu, Félix, leur père, était colporteur, brocanteur-ambulant de vêtements usagés ; sa femme Esther tressait les paniers et lisait dans les lignes de la main. La marmaille se débrouillait pour survivre le long des fossés, où tous étaient nés, au gré des pérégrinations paternelles, et allaient de marché en marché. D’aucun pays et de tous, seule la route était leur patrie. Une des mendiantes, la seconde fille du colporteur, Rachel, était née une nuit d’hiver, en Suisse, dans un hameau d’Argovie. Le cabaretier, par pitié devant cette femme qui accouchait dehors, lui avait permis d’entrer, malgré les lois qui interdisaient aux juifs l’accès des auberges. Le lendemain, la misérable famille reprenait le chemin. Un éternel chemin, dur, que ses ancêtres parcouraient poursuivis par une malédiction de plus de mille ans : la misère.

Suivant toujours la route, la tribu parvint à Paris, trouvant asile dans le quartier juif du Marais en 1831. La mendicité aux terrasses des grands boulevards continuait de plus belle avec une meilleure recette et une variante : la chanson. Les deux romanichelles, Sarah et Rachel, chantaient aux carrefours des goualantes. À Paris aussi pas question de rentrer dans leur taudis avec une recette insuffisante, sinon gare aux coups.

Un jour, le père Félix vendit des fripes à un petit institut musical, la maison Choron. Le directeur devant les deux petites romanichelles qui aidaient leur père à porter les paquets, l’adressa à Saint-Aulaire qui travaillait au Théâtre Français et cherchait parfois de vieux costumes. Il dirigeait aussi un petit conservatoire pour enfants. Le dimanche, il donnait avec sa jeune troupe une représentation. Les élèves plaçaient les entrées dans leur entourage familial. Ils jouaient sur un humble petit théâtre dans un passage, qui s’appelle toujours passage Molière, deux pièces, une comédie et une tragédie. Ainsi tous les genres étaient abordés. Saint-Aulaire proposa de se charger des deux fillettes. Pendant la semaine, elles apprendraient un rôle et aussi à lire et à écrire. Cela ferait toujours deux
bouches de moins à nourrir. Rachel devint très vite la vedette de cette troupe enfantine. […]

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